Crédit photo : Jacynthe Perreault
Reconnecter avec le sacré à travers de nouveaux rituels

Propos recueillis par Claudette Lambert – 1er août 2025
Toute vie est ponctuée de passages, parfois heureux, souvent douloureux. Dans un monde où le religieux a été évacué, il devient difficile de trouver des repères pour garder espoir en la vie. Actes symboliques, les rituels nous permettent de redonner sens aux petits et grands passages de la vie. Homme de théâtre, auteur et ritualiste, Stéphane Crête s’intéresse à toutes les formes que peut prendre le rituel aujourd’hui. En parallèle à sa carrière d’acteur, il est célébrant laïque et enseigne ce travail au Québec comme en France. Il nous entraîne ici dans les méandres de son parcours éclectique.
Claudette Lambert : Nous vous avons d’abord connu comme comédien dans la désormais célèbre série « Dans une galaxie près de chez vous ». 25 ans plus tard, quel regard portez-vous sur ce produit audacieux et divertissant ?
Stéphane Crête : J’avais la chance de côtoyer quelques-uns de ces camarades avec la Ligue nationale d’improvisation, et l’un des auteurs, Claude Legault, m’a invité à passer une audition. À ce moment-là, on ne se souciait pas vraiment du contenu, pourvu qu’on puisse travailler. C’est après que j’ai réalisé à quel point c’était un beau projet, il y avait beaucoup d’humour, c’était intelligent et rassembleur. On ne s’attendait pas à un tel succès. Mais au-delà de l’humour un peu surréaliste, il était aussi question d’écologie, de surconsommation. La perspective écologique était à ce moment-là une vue de l’esprit, même si l’on imaginait déjà que le réchauffement climatique serait un enjeu important pour notre survie. Claude Legault est un humaniste, et malgré l’humour et la délinquance qu’il y avait dans cette émission, il avait un réel désir de cerner l’être l’humain et toutes ses bêtises.
C.L. : Comme artiste, vous êtes un « performer ». Qu’en est-il exactement ?
S.C. : C’est bien différent de la performance sportive. Dans le travail artistique, en théâtre notamment, il y a une histoire à raconter, donc il y a un récit et une structure, alors que dans la performance on est davantage dans le réel, dans une interaction différente avec le public. Il peut y avoir du théâtre, de la projection, des photos, de la musique, de l’impro, parfois même une formule conférence. C’est une combinaison de plusieurs médiums. La performance me libère de toutes les formes d’étiquettes, voilà pourquoi je me définis comme artiste transdisciplinaire. Il faut vraiment se libérer du connu, faire éclater les formes et les convenances pour aller voir ce qu’il y a de l’autre côté. Ça peut entraîner du vertige, même une grande vulnérabilité, mais pour moi, il y a plus d’intérêt et plus de vitalité aussi. Et ça fait partie de ma démarche artistique de ne pas trop me cantonner dans des acquis, dans des formes figées.
C.L. : Comment êtes-vous passé de la création artistique au métier de célébrant ritualiste ?
S.C. : Tout mon passé et mon présent artistique reposent sur la création sous diverses formes. Mon travail d’artiste c’est de créer, et à un moment, il est devenu insatisfaisant, il me semblait plus stérile, plus proche du divertissement et c’est là que le rituel est apparu dans ma vie comme une création. C’est exactement le même procédé, on prend des éléments, on les met ensemble et l’on fait apparaître quelque chose qui nourrit l’âme, qui revitalise, qui aide à faire des pas dans notre existence. J’ai vraiment eu un coup de cœur pour l’univers du rituel, car ça venait répondre à la fois à mon désir de création et à mon désir que les choses aient un sens, que la création ne soit pas seulement un divertissement pour nous faire oublier nos ennuis pendant quelque temps. La dimension rituelle teinte tous mes projets artistiques, je l’intègre dans les ateliers que j’offre aux artistes de la scène.
C.L. : Pendant la pandémie, nous avons perdu des proches que nous avons laissés partir dans l’isolement, sans célébration. Plusieurs de nos contemporains ayant évacué le religieux, comment un célébrant laïque peut-il les aider à cheminer à travers une épreuve ?
S.C. : Il y a quelques années, quand j’arrivais dans une célébration, il y avait une certaine confusion. Les gens disaient : « Ah ! C’est le nouveau curé ». Quand les gens se sont détachés de l’Église, ils ne savaient pas qu’on pouvait se connecter à une dimension sacrée à travers les rites de passage. Le célébrant avait alors un rôle un peu plus léger qui pouvait ressembler à un animateur de cérémonie et qui ne se donnait pas nécessairement la mission d’être le gardien du sens, d’élaborer un décorum, de travailler avec des symboles et d’atteindre ainsi une certaine profondeur. Le célébrant tel que je le conçois fait le pont entre deux univers, il est le gardien du sens en dehors de tout dogme, de toute croyance et de toute religion. Il reconnecte avec le sacré dans un univers laïque, dans un espace déconfessionnalisé. Nous avons traditionnellement associé le sacré au religieux. Quand j’arrive dans un lieu de célébration, je vois à quel point les gens ont soif de profondeur, qu’ils n’aient jamais été dans un parcours religieux, ou qu’ils en soient sortis. Il y a inévitablement cette soif de retrouver du sens à travers un événement, et ce sens n’est pas uniquement l’apanage du catholicisme, du judaïsme ou de toute autre religion. Ce mystère-là est partout, il est dans toutes les sphères.
C.L. : Alors, quel est le rôle du rituel ?
S.C. : Ça, c’est une grosse question ! Un rituel peut être familial, conjugal, social, saisonnier, c’est un terme employé de différentes façons. Certains vont parler des rites obsessifs compulsifs chez un patient, d’autres du rituel du dodo avec leur enfant, du rituel du matin avec son journal et son café. Pour moi, le rituel est davantage l’occasion de souligner collectivement un passage ou une transformation. De marquer le temps, nous fait comprendre qu’un passage est à l’œuvre : d’employé je deviens retraité, de fiancé je deviens époux. Et c’est vraiment dans cette perspective-là que je conçois le rituel, c’est le scénario qui nous sert à nommer, à pointer du doigt quelque chose qui est en mouvement.
C.L. : Avez-vous eu des modèles, des mentors pour vous guider dans cette voie ?
S.C. : Certainement le psychologue Maurice Clermont qui dirige des voyages de retraite intérieure au Sahara. Il nous a accompagnés dans le désert et j’ai compris là le pouvoir du rituel. Cette expérience m’a fait comprendre à quel point j’étais assoiffé de cette grande aventure de mettre dans mon existence du sens plus vaste, de me voir comme un héros en quête, pas juste comme quelqu’un qui vit sa crise de la quarantaine. Il y a eu aussi Paule Lebrun, fondatrice de Ho Rites, une école de formation en rituels de passage. Je les considère comme des mentors, ils avaient une sagesse, un savoir et le désir de les partager. J’ai eu la chance de travailler avec eux, je m’en suis senti très proche.
C.L. : Comme célébrant, vous travaillez avec des groupes qui n’ont pas tous les mêmes croyances, les mêmes valeurs. Comment vous situez-vous par rapport à des groupes qui sont toujours différents ?
S.C. : C’est une des complexités du travail du célébrant ritualiste. L’un des pièges c’est de devenir simplement un fournisseur de services rituels, de ne répondre qu’au désir du client, même s’il demande des choses absolument farfelues. Je leur expose d’abord ma posture éthique et je propose de les accompagner au meilleur de mes connaissances. Mais si leurs valeurs et les miennes entrent en contradiction, je ne suis peut-être pas la bonne personne pour les accompagner. Alors ça m’arrive parfois de décliner des propositions rituelles parce que je ne sens pas qu’on partage les mêmes valeurs. Quand je travaille avec un grand groupe sur lequel je n’ai pas beaucoup d’information, je vais d’abord mettre la table pour que toutes les croyances puissent être bienvenues et célébrées. Un moment de silence peut être habité selon les croyances et la réalité de chacun. Est-ce par une prière, un moment de méditation, de contemplation ? Ou simplement un moment pour se relier à soi-même selon sa propre nature ? Je dois rester centré sur mes valeurs tout en étant au service des croyances et des incroyances des autres.
C.L. : Comment vous préparez-vous à rencontrer un groupe ?
S.C. : C’est un véritable défi. Avec des inconnus, c’est plus exigeant comme approche. Je sais qu’il y a des animateurs qui acceptent d’accompagner n’importe quel type de passage, mais pour moi l’investissement que ça exige est énorme, alors j’ai choisi de travailler avec des gens que je connais ou dans mon cercle rapproché. Souvent, je vais les rencontrer pour écouter leurs besoins et les aider à cerner l’intention sous-jacente, car tout le travail rituel repose sur la clarté de l’intention derrière le désir de marquer un passage. Et puisqu’il s’agit de création, je vais essayer de tricoter avec eux les gestes créatifs. Est-ce qu’il y aura des textes, de la musique, dans quel lieu serons-nous, quelle forme la rencontre pourrait-elle prendre et quel sera mon rôle ? Selon les suggestions, je vérifie si c’est toujours en lien avec l’intention initiale. Est-ce cohérent et enraciné dans le besoin réel ou est-ce proche du tape-à-l’œil ? Ma tâche est d’être le gardien du sens pour m’assurer que ce qui va se passer réponde au plus près à la réelle nécessité de ce rassemblement et non à un désir de divertissement ou de spectacle.
C.L. : Quelle est la fonction principale du rituel ?
S.C. : Rassembler est l’une de ses principales fonctions. Nous vivons dans une société empreinte d’individualisme et la pandémie nous a davantage isolés. Souvenez-vous des funérailles en temps de pandémie à quel point c’était souffrant de ne pas avoir l’occasion de se rassembler pour pleurer ensemble. C’est donc précieux de vivre collectivement des passages importants, de se rappeler qu’on est sœurs et frères humains. Le rituel a une fonction sociale, il relie au-delà de toute religion, il donne sens à l’accidentel, il structure le désordre.
C.L. : Peut-il aussi aider à guérir, à évacuer le trop-plein d’émotion ?
S.C. : Certainement ! Si le rituel est bien mené dans les intérêts du groupe, il peut vraiment nous aider à faire un premier pas dans le processus de deuil. J’ai beaucoup exploré ce qui se faisait dans le domaine. Comme dans n’importe quel métier, il y a de bons et de mauvais célébrants. Un rituel bâclé peut créer plus de dommages, mais un rituel bien mené peut effectivement contribuer à panser des blessures, à nourrir l’âme, à remettre de l’ordre dans le chaos de nos vies.
C.L. : Les autochtones ont des rituels de passage pour différents moments de la vie, naissance, mariage, deuil. Aurions-nous des choses à apprendre d’eux ?
S.C. : Complètement ! L’Église catholique a considéré que leur rapport au sacré était animiste, donc que c’était païen, qu’il manquait de profondeur dans leur foi. Pourtant, leur sagesse est très applicable à quiconque souhaite remettre du sens dans une perspective humaine. Il y a eu des pièges dans les années 90 après qu’on se soit détachés du catholicisme, il y a eu un intérêt très louable envers la sagesse autochtone, mais souvent de façon maladroite. Certains groupes se sont mis à parler de la terre mère, en pillant en quelque sorte la sagesse amérindienne.
C.L. : Sans parler de l’émergence des gourous de toutes sortes, des thérapies étonnantes censées nous apporter un bien-être et nous relier à plus grand que soi. Il y a eu quelques dérives…
S.C. : Il y a ce que moi j’appelle le magasinage spirituel, et j’ai été l’un de ceux qui l’ont fait. N’ayant plus de repère, j’ai plongé sans retenue dans un bouillon existentiel fait de retraites silencieuses, d’explorations chamaniques, bouddhistes, zen et tantriques. Quand on veut trouver du sens, on ramasse tous les éléments qui semblent nourrir notre besoin. Ma mentore Paule Lebrun avait une sorte de bienveillance par rapport à cette quête, moi j’étais un peu plus rigide, plus critique. Depuis, j’ai tenté de m’assouplir.
C.L. : Faire partie d’un groupe, même pour quelques heures, a quelque chose de rassurant.
S.C. : Oui, le rituel peut vraiment créer un sentiment de connexion, de communion, et c’est rassurant parce qu’on n’est plus dans un rapport de domination et de possession. Notre société malade valorise le pouvoir, la richesse, alors c’est bon de sentir qu’on est ensemble sans qu’il y ait un gagnant. Le rituel est le territoire des émotions bien plus que de la raison.
C.L. : Pourtant, certains participants peuvent avoir de la pudeur à accepter certains rites, à se prendre tous par la main, à se balancer ensemble en cercle. Ce n’est pas toujours naturel.
S.C. : Effectivement, je me suis trouvé dans beaucoup de rituels où la façon dont on me guidait générait ce malaise dont vous parlez. Soit c’était trop rapide, soit c’était maladroit ou je ne comprenais pas quelle était l’intention. Pour que tout le monde se sente inclus et confortable, pour que chacun ait envie de faire le pas, il faut trouver moyen de rendre accessibles certains gestes rituels. Je me suis vraiment penché beaucoup sur la question de l’acceptabilité et de la meilleure façon de traduire l’intention de la rencontre. Quel mot je peux employer, de quoi le collectif a-t-il besoin pour s’assouplir et arriver à cet espace-là, comment attendrir les cœurs et peut-être donner envie de tendre une main ? Si le geste est forcé, il peut créer davantage d’embarras ou de malaise. Ces moments de présence intense peuvent nous aider à frôler ce qui est mystérieux, ce qui nous dépasse, ce que nous ne comprenons pas.
C.L. : Ce qu’on pourrait appeler la transcendance ?
S.C. : C’est vrai que c’est difficile de nommer cet impondérable, car les gens ont tendance à utiliser des mots qui étaient associés au catholicisme. Moi dans mon grand chantier, j’essaie de retrouver les mots émotion, foi, communion et de voir comment ils résonnent en dehors de l’Église, en dehors des dogmes. Les personnes qui sont devant moi incarnent ce grand mystère, donc de jouer avec cette terminologie peut m’aider à avoir foi dans l’existence, à me rapprocher de cette transcendance sans m’embourber dans des faits religieux qui nous conviennent moins.
C.L. : Quels seraient les contours d’une spiritualité laïque ?
S.C. : Les personnes qui ont envie de reconnecter avec leur spiritualité hors d’une religion sont invitées à revenir à une essence très simple. La première pierre à poser, c’est la présence. Comment être présent à soi et présent aux autres, comment être présent à ce grand mystère ? Ça peut nous amener à nous reconnecter à cette spiritualité dont vous parlez.
C.L. : Il y a de plus en plus de femmes qui assurent les rituels lors des moments de passage. Du côté des religions, c’était obligatoirement des hommes.
S.C. : Je me réjouis beaucoup de ça ! Dans l’histoire des religions, les hommes ont décidé que c’était eux qui avaient la connexion avec le sacré. Les femmes étaient des religieuses, des servantes, et bien souvent perçues comme des pécheresses. Les femmes ont le pouvoir de donner la vie et je pense que les hommes ont toujours eu peur de cette puissance que les femmes peuvent avoir, ils l’ont donc rejetée. Je suis content de voir que dans l’univers du rituel, il y a plus d’espace pour que les femmes puissent à leur tour prendre la parole, porter des rites, apporter leur sagesse, leur humanité, leur compassion, leur sensibilité qui est parfois plus proche de ce dont nos cœurs ont besoin, surtout lors des funérailles. On a besoin d’être attendris par ce qui se passe, de dépasser un protocole désincarné, de retrouver un peu d’amour.
C.L. : Les rituels peuvent-ils aider à apprivoiser l’anxiété du changement ?
S.C. : Voir ce qui s’en vient, apprivoiser la nouveauté, voir les premiers gestes qu’on peut poser peut nous rassurer et nous permettre d’affronter l’anxiété. Encore faut-il que les gestes soient appuyés sur des intentions remplies de sens. Le bal de graduation à la fin du secondaire marque une entrée dans l’adolescence, mais on peut se demander sur quoi repose le scénario de graduation à la sortie de la maternelle. Quelle est l’intention ? Si c’est uniquement un divertissement, si l’on ne fait que reproduire une image qui n’est pas ancrée dans une nécessité, ça va rester en surface. Pour que le rite de passage soit utile, il faut que l’inconscient comprenne ce qui est à l’œuvre dans le changement. Le rite est porteur d’énergie positive, il fait circuler les émotions et donne à rêver à un monde meilleur.
C.L. : Lors d’une rencontre qui marque un passage, le décorum est-il important ?
S.C. : Il est important et c’est un piège en même temps. Si l’on s’embourbe dans le décorum, la cérémonie risque de ressembler à l’inauguration d’un édifice gouvernemental. Dans le travail rituel, on cherche davantage à ce que la vie continue de circuler. Le décorum nous permet de prendre soin de l’espace dans lequel on veut se relier. On ne veut pas créer quelque chose de rigide qui pourrait être artificiel, on ne veut pas éteindre la vitalité et la spontanéité par un décorum trop lourd, on veut créer de la beauté dans un lieu intentionnel.
C.L. : Le travail auquel vous consacrez une large partie de votre temps semble être le résultat d’une longue quête de sens, d’une remise en question fondamentale.
S.C. : J’ai fait beaucoup d’expériences, de retraites, de méditation, d’explorations de toutes sortes. Le rituel revient toujours comme étant l’ancrage, la pierre sur laquelle je m’appuie, autant dans mes pratiques personnelles, que dans mes relations familiales, professionnelles, intimes et sociales. J’ai l’impression d’être dans un grand laboratoire de recherche, autant sur le travail du rituel que sur la créativité dans mon métier de comédien. Plusieurs thèmes m’intéressent et je dirais que tout ce cheminement me permet de faire une danse harmonieuse entre deux univers. J’ai trouvé dans le rituel une forme d’expression créative qui vient nourrir ce besoin de répondre à ce « je ne sais pas… ».
Quelques notes sur son livre
Marquer le temps — Entre profane et sacré, la recherche de nouveaux rituels
Stéphane Crête, éditions Le Jour
À l’aide de récits, de profondes réflexions sur le mystère de vivre et d’expériences sur le terrain, l’auteur démontre que le rituel peut être une façon hautement créative de répondre à notre grande quête de sens collectif.